Société d’Histoire et d’Archéologie de Lorraine

Littérature et société au XIXe siècle,

Erckmann - Chatrian devant l’Histoire, de Charles GRANDHOMME

Grandhomme (Charles), Littérature et société au XIXe siècle, Erckmann- Chatrian devant l’Histoire, Metz, Publications Historiques de l’Est, Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire, Université de Lorraine, 2021, (2 tomes), Préface Rioux (Jean-Pierre), Introduction Grandhomme (Francis et Jean-Noël).947 pages

 

L’ouvrage, tiré de la thèse de doctorat d’état soutenue par Charles Grandhomme (1928-2012) à l’Université de Strasbourg en 1987, sous la direction du professeur Jean Gaulmier, commémore le cent cinquantième anniversaire de la Guerre de 1870 suivie de l’Annexion de l’Alsace-Lorraine, ainsi que le bicentenaire de la mort de Napoléon. La période faste et tourmentée, allant de la Révolution française et de l’Empire au conflit franco-prussien, a profondément marqué l’évolution de notre société, plus spécifiquement dans notre région, avec les immenses souffrances des populations soumises aux lois successives des guerres et des revendications entre la France et l’Allemagne.

L’écriture de l’Histoire ne doit pas toujours s’insérer dans un cadre chronologique quand elle concerne par exemple les institutions, les faits économiques et sociaux, l’art ou la littérature. Elle peut s’écrire autrement. C’est ce qu’ont fait Emile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890), auteurs siamois lorrains des Romans nationaux et populaires. L’histoire y est racontée par leurs héros, gens du peuple, pour le peuple, témoins réels ou imaginaires des événements qu’ils ont vécus. Avec en arrière-plan l’ambition des narrateurs « d’éclairer le peuple » pour le « démocratiser », en particulier le monde paysan qui constitue à l’époque le plus gros contingent des citoyens appelés à peser lourdement sur les évènements par leur vote après l’instauration du suffrage universel. Le monde est alors en pleine ébullition intellectuelle et idéologique, avec l’émergence de la société industrielle, le développement des transports par le rail et le creusement des canaux, ainsi que la naissance de la grande presse. Erckmann et Chatrian, politiquement engagés, étaient républicains et patriotes. Cela peut donc constituer un biais pour l’objectivité si l’on désire raconter l’histoire, car le romancier ne peut faire taire totalement ses propres aspirations s’il cherche à les transcender. La confrontation des documents et du récit romancé constitue l’épine dorsale de cette longue recherche effectuée par l’auteur, afin de démêler le « vrai du faux », dirions-nous dans le langage commun, de mettre en évidence la part de vérité historique dans le récit romancé. La démarche de Charles Grandhomme, littéraire et historiographique, adopte constamment une attitude compréhensive et explicative étayée par la consultation d’innombrables archives.

Cette conséquente étude qui occupe deux volumes dans la présente édition, est scindée en deux parties.

La première concerne la période révolutionnaire avec ses prolongements de l’Empire et de la Restauration, et nous vaut une documentation particulièrement abondante dans les domaines politiques, idéologiques, religieux, sociaux, économiques et militaires, mais aussi sur la situation linguistique particulière de la région, du fait du bilinguisme, avec ses répercussions dans les domaines de l’enseignement et de l’administration. Les comparaisons entre zones germanophones et romanophones, entre le monde des villes et celui des champs, la perception des événements selon qu’on est catholique, protestant ou juif est particulièrement intéressante en pays concordataire.

Dans le même esprit d’analyse, la seconde partie traite principalement de la Deuxième République, du Second Empire, de l’Annexion de l’Alsace-Lorraine, avec des références particulièrement bien documentées sur l’installation du régime prussien dans notre région. Au premier pôle sont rattachées des œuvres connues : Histoire d’un paysan, Le conscrit de 1813, Blocus, L’invasion, Waterloo, Les deux frères. Au second : Histoire d’un homme du peuple, Maître Gaspard Fix, Histoire du plébiscite, Le brigadier Frédéric, Le banni.

Charles Grandhomme en arrive à la conclusion que globalement les récits d’Erckmann- Chatrian recoupent les évènements historiques, même si certaines critiques laissent poindre quelques a priori d’Erckmann, par exemple son anticléricalisme, mais ce trait révèle aussi l’air du temps, issu des Lumières, grande période d’affrontement idéologique. Dans le même ordre d’idées, on peut imputer à la nostalgie du pays perdu, teintée d’un sentiment patriotique passionnel, des jugements parfois rudes sur l’occupation prussienne, minimisant les aspects économiques et sociaux.

Il convient de souligner l’immense travail d’archives effectué par Charles Grandhomme, son érudition, mais aussi l’empathie de l’homme ancré dans son pays natal, puisque sa famille est originaire de Hesse, près de Sarrebourg. Sa connaissance profonde des traits de ses habitants, de la géographie locale, (on pourrait dire de sa géopolitique), lui procure une appréciation presque instinctive de l’œuvre d’Erckmann Chatrian, sans que pour autant soit altérée la finesse de son étude, ce qui contribue à la rendre d’autant plus digne d’intérêt. On ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage qui devrait ravir tous ceux qui sont sensibles à l’évocation poétique des nombreux lieux connus des romans d’Erckmann- Chatrian, de Phalsbourg à Sarrebourg, de Saint-Quirin à La Petite Pierre, sans oublier la proche Alsace. Cette histoire régionale, si bien contée par Erckmann-Chatrian, s’inscrit aussi dans notre roman national et mérite qu’on la redécouvre en une période où l’on aurait tendance à oublier un peu vite nos racines.

Bertrand Kugler

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