Jules CREVAUX, par Francis GRANDHOMME
Francis GRANDHOMME
Jules Crevaux et l’exploration de l’Amérique du Sud (1847-1882)
Préface : Jean El Gamal-Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Nancy. Postface : Pascal Riviale Archives nationales, chercheur associé au centre EREA du LESC (CNRS-Université Paris Ouest Nanterre) et à l’Institut français d’études andines
Paris, Les Indes savantes, 2022, 551 p., nombr. ill.
Le XIXe siècle se caractérisa par la constitution de vastes empires coloniaux. Il fut aussi celui des explorateurs qui se répandirent dans tous les territoires inconnus afin de combler les « blancs de la carte ». La carte, mais aussi le repérage des richesses étaient les outils de base préalables indispensables à la mise en valeur de tout espace neuf. Si les préoccupations étaient souvent politiques, économiques, voire religieuses, la curiosité scientifique n’était pas absente des motifs d’exploration. Les explorateurs furent considérés comme des héros populaires et célébrés par les sociétés savantes et les hommes de pouvoir, majoritairement européens, qui voyaient en eux les apôtres du triomphe de la science occidentale, des vecteurs de prestige. Ils rapportaient de leurs expéditions des cartes, des images, des objets de curiosité alimentant l’imaginaire et la soif d’exotisme. Ce qui ne les préserva pas pour autant, avec ou sans leur complicité, des rivalités liées à la concurrence suite à la révolution industrielle, notamment en Europe.
Jules Crevaux, né le 1er avril 1847 à Lorquin dans l’ancien département de la Meurthe, figura parmi les explorateurs les plus illustres de cette période.
Personnage hors normes, il avait débuté ses études de médecine à Strasbourg et les poursuivit à Brest en 1867 pour devenir médecin dans la marine. Il prit la mer une première fois vers le Sénégal, les Antilles, la Guyane où il observa les symptômes d’une maladie qui deviendrait le sujet de sa thèse : l’hématurie chyleuse des pays chauds.
Mais la guerre de 1870 perturba son cursus. Engagé volontaire, il fut fait prisonnier, s’évada, fut blessé, et se livra alors à des activités de renseignement militaire précieuses car, du fait de ses origines mosellanes, il était bilingue. Ayant obtenu l’aval de Gambetta pour ces missions secrètes, il supportait mal l’idée la défaite.
Docteur en 1872 il fut nommé en Guyane.
Dès lors, il manifesta un grand appétit de découvertes de l’Amazonie, en Guyane, en Colombie, sur le Maroni, l’Orénoque et les nombreux affluents de l’Amazone, au cours d’expéditions difficiles et dangereuses. Il privilégiait les voies fluviales. Mais en 1882, la quatrième exploration lui fut fatale alors qu’il n’avait que 35 ans. Il fut victime d’un assassinat mystérieux sur les bords du Pilcomayo, dans le Gran Chaco, vaste espace contigu à la Bolivie, l’Argentine et le Paraguay. Massacrés par des indiens Tobas réputés belliqueux, lui et la plupart des membres de l’expédition périrent. Les circonstances et les mobiles sont restés contradictoires et probablement le resteront-ils. On a évoqué un crime de maraude, des actes de vengeance, des représailles de la part d’indiens se sentant menacés par les mœurs et les projets de futurs colonisateurs, des rivalités entre colons, voire les ambitions territoriales sournoises des états limitrophes. Les indiens, bien que coupables, n’auraient pu être qu’instrumentalisés. Bien qu’informé des risques encourus par les missionnaires avant son départ, Crevaux ne modifia pas, apparemment, ses méthodes d’approche pacifique des tribus indiennes, restant fidèle jusqu’au bout à son idéal d’explorateur et à son empathie pour les hommes qu’il allait rencontrer. Cette vision idéalisée fut-t-elle la cause unique du drame ? Francis Grandhomme a exploré toutes les hypothèses.
Couvert d’honneurs et de louanges durant sa courte vie, sa disparition causa un émoi mondial. En France plus qu’ailleurs car il était en plus l’orphelin, originaire de cette Lorraine annexée après la défaite de 1870. Le succès de ses expéditions était ressenti comme une compensation entachée d’un certain esprit de patriotisme et de revanche face à l’expansionnisme allemand.
Certes Crevaux fut un grand patriote, mais son action était mue par une curiosité de tout, globalement désintéressée. Il la nourrissait avec un certain souci d’humanité envers les populations autochtones même s’il ne fut pas exempt de toute critique, ce qui fut une de ses caractéristiques. Il avait une soif de connaissance incommensurable.
Le livre de Francis Grandhomme est passionnant car il permet de suivre pas à pas l’explorateur Jules Crevaux dans les tribulations complexes de ses explorations, leur préparation nécessitant de nombreux appuis politiques et financiers. Il a su éviter un biais inhérent à ce type d’études, qui serait de plaquer une vision trop contemporaine sur les faits, indépendante du contexte historique. Il nous permet aussi de mieux saisir la personnalité profonde et contrastée, voire romanesque de l’enfant de Lorquin devenu au fil du temps une étoile.
La Bibliothèque nationale de France vient de consacrer une exposition temporaire aux explorateurs de cette période. Apatou, Boni, descendant d’esclave noir rencontré par Jules Crevaux lors d’une expédition dans la forêt guyanaise, était devenu son adjoint et son ami fidèle. Son histoire y tient une place de choix, tout comme dans le livre de Francis Grandhomme.
« Explorateur aux pieds nus », Jules Crevaux fut prolifique : on lui doit notamment d’avoir percé le secret de la fabrication du curare, largement utilisé par la suite dans le domaine médical, de nombreuses descriptions géographiques, et anthropologiques. Il fit un véritable travail d’ethnologue dans des conditions épuisantes, difficilement imaginables, forçant l’admiration. Il manifesta aussi dans ses écrits un certain talent d’écrivain. De multiples rues portent son nom à Lorquin, Nancy, Paris ainsi que des monuments. Il démystifia la légende des Monts Tumuc Humac, sanctuaire amérindien, qui ne constituaient pas un Eldorado comme on le pensait, mais resplendissaient au soleil à cause de leur composition riche en mica. Il y baptisa un sommet de Mont Lorquin et un pic Crevaux y rappelle son souvenir aujourd’hui. A Paris le musée du quai Branly abrite un grand nombre de ses trouvailles rapportées de ses expéditions. Et pourtant, son souvenir finit par s’estomper malgré sa notoriété, tout comme se modifia la perception constamment revisitée de l’explorateur, au cours du temps.
Le grand mérite du livre de Francis Grandhomme, issu d’une solide thèse en vue du doctorat d’État, est de faire revivre la figure emblématique et singulière, car assez unique dans son genre dans le monde des explorateurs de cette période, focalisé sur l’espace africain, de ce grand lorrain. S’appuyant de façon très objective sur une source documentaire abondante, balayant les nombreux secteurs concernés par les explorations de Jules Crevaux, des prémisses à nos jours, l’ouvrage devrait rester comme une référence incontournable sur Jules Crevaux lui-même et le monde de l’exploration.
Compte-rendu de lecture rédigé par Bertrand KUGLER, paru Les Cahiers lorrains n°1, 2023